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Discours de Gilbert Prouteau en 1993

mardi 8 mai 2007


Gilbert PROUTEAU prononce le discours qui suit lors de l’inauguration le même jour à Nesmy (Vendée), le samedi 06 novembre 1993 :

1) De la rue portant son nom : la rue Gilbert PROUTEAU à Nesmy ;

2) De la Grande Salle Polyvalente de Nesmy : le Foyer Rural Henri LABORIT.


A cette inauguration officielle, Gilbert PROUTEAU prononce un discours devant toute la population.

Henri LABORIT, son grand ami, prendra la parole après lui.

Gilbert PROUTEAU rappelle son enfance à Nesmy, où il est né, puis il fait l’éloge de Henri LABORIT et énonce quelques traits de ce génie de la biologie, et enfin évoque le passé, car Gilbert PROUTEAU vient toujours auprès du cimetière de Nesmy pour retrouver ses sources.

Voici donc son discours tel que Monsieur Gilbert PROUTEAU l’a énoncé, discours dont je le remercie vivement de m’avoir autorisé à le publier à titre personnel.

N.B. : Ce discours est enregistré sur cassette, comme toutes les interventions de Gilbert PROUTEAU







DISCOURS DE GILBERT PROUTEAU



"Au crépuscule d’une vie, quand la poussière des jours et l’écume des nuits sont de longtemps englouties dans les eaux grises des années, quand ce qui fut bonheur ou malheur se nomme : Hier, quand on ne peut plus aimer que l’irréversible amour des jours qui ne sont plus, qu’est ce qui demeure de pur et de sacré dans la mémoire poreuse d’un vieil homme en quête du sommeil, quelle lueur à l’orient du songe ou à travers les neiges noires des insomnies, eh bien ce sont les images de l’enfance qui remontent des étangs de la nuit et de la nuit des temps, il me suffit de fermer les yeux pour revoir mon premier arbre de Noël, cet arbre mort devenu ange, la crèche en sucre candi dans la cheminée de grand-mère, de respirer l’odeur humide et violente du trèfle incarnat dans les prés de la Salette, d’entendre le chant des vendangeurs dans les chemins de sable des Reboulières ou de la Maugerie.

Un homme, dit Freud, passe sa vie à essayer de se guérir de son enfance, il n’en guérit jamais tout à fait et je pense au mot de Georges Braque : "quand nous ne sommes plus enfant, nous sommes déjà morts."

Pas complètement parce que tout ce que j’ai écrit, chanté, filmé, a pris sa source et ses racines dans les solstices de Bellecroix ou dans les équinoxes de la Chevalerie. Dans mes errances nostalgiques entre les Bois et les Etangs, dans ces nuits d’août semées d’étoiles filantes où j’étais fasciné par un ciel de cyclamen découpé comme une carte d’astrologue au-dessus de Buchenil. C’est dans les jardins de Nesmy ou les halliers de Malecote que j’ai acquis ce sens végétal des saisons qui fait que je ressens dans mes veines l’éveil des sources et la chute des feuilles. Mon œuvre, si on peut appeler ça comme ça, elle a trouvé ses levains et ses pollens, ses germes et ses ferments dans les vagabondages enchantés des grandes vacances.

L’école buissonnière de Nesmy a été pour moi le jardin de la Grâce, ce qui vous explique que je n’ai abordé les "Grandes écoles", mais enfin jamais un grand homme n’est sorti d’une grande école et je vous défie de m’en citer un seul. Pour moi j’ai abordé le baccalauréat à 15 ans avec une dispense d’âge, j’étais trop jeune, 5 ans plus tard mon père disait il va falloir demander une autre dispense d’âge, tu seras trop vieux.

Alors a commencé ce vagabondage lyrique qui m’a conduit du sport à la poésie et de la littérature au cinéma.


Cinéma ! Quand j’ai tourné avec Jean-Paul BELMONDO, mon film "DIEU A CHOISI PARIS", j’ai eu l’immense privilège d’approcher tous les dieux de mon temps, ceux qui ne sortent jamais des grandes écoles mais ceux qui changent le destin d’une civilisation, ceux qui aident le monde à prendre le large. J’ai pu dialoguer en liberté et souvent en amitié avec les géants de notre siècle, PICASSO, BRAQUE, MATISSE, JEAN ROSTAND, TEILHARD DE CHARDIN, DARIUS, MILHAU, PAUL VALERY, STRAVINSKI, COCTEAU, MALRAUX, ARAGON, SAINT JOHN PERSE, j’en passe, mon vrai regret c’est que l’écliptique de ce film ait trouvé la fin de sa trajectoire en 1945, j’aurais tant aimé asseoir Henri LABORIT à la table des Dieux parce qu’il est de la lignée et de la dimension de ceux que je vous cite.

En dehors de nos chromosomes telluriques nous avons un commun dénominateur, nous sommes une espèce menacée de déserrance. Les Hommes Libres, ceux qui ont pour devise NE PAS DEPENDRE, ceux dont la vie est nourrie par le refus de la sujétion, le rejet du grégarisme, ceux qui cultivent la passion, j’allais dire la névrose de la liberté.

Mais qu’est-ce que c’est qu’un grand homme ? C’est au départ une symbiose du talent et du caractère, à l’arrivée c’est la puissance créatrice, celle qui remet en cause les données acquises. LE CORBUSIER me disait : on peut définir un homme de génie en dix mots : ce qui vient après lui ne sera plus jamais tout à fait comme avant.

Eh bien Henri Laborit a apporté à la biologie de notre temps des lumières nouvelles. Que les ETATS UNIS D’AMERIQUE et l’UNION SOVIETIQUE lui décernent leur plus haute distinction, ce n’est pas un hasard, c’est une logique. Qu’il n’ait pas eu le prix Nobel ce n’est pas un accident c’est une injustice.

Je ne peux ici qu’ébaucher le rappel des lignes de force de cette œuvre gigantesque qui s’étire sur bientôt un demi-siècle.

Cette œuvre qui a mûri au soleil de la diversité est à l’image de son créateur, éclectique et polymorphe, elle porte en elle un héritage de ramifications multiples, comment vous rendre sensible à la grandeur de cette œuvre, puisque je me sens dépassé, non pas par sa finalité mais par ses concepts et par sa sémantique. De l’introduction thérapeutique des premiers tranquillisants antipsychotiques, de la Chlorpromazine à I’hemineurine, de l’entomologie aux mécanismes biochimiques.

Je mets un terme à cette terminologie qui m’écrase pour vous dire en terme de tous les jours : qu’elle porte dans son filigrane l’image tramée d’un des plus grands maîtres de l’étude du comportement à l’échelle planétaire.

Vous rappelez-vous ce film inoubliable d’Alain RESNAIS "Mon oncle d’Amérique" où Henri LABORIT interprète son propre personnage ? Mais il me faut ajouter aux lignes de force du savant la ligne mélodique de l’écrivain. Pour ajouter les titres de 20 grands livres de COPERNIC à LA COLOMBE ASSASSINEE et à LA VIE ANTERlEURE - cette exploration à cœur ouvert - parce que Henri LABORIT est aussi un grand écrivain à grand tirage.


Mais comme dit Giraudoux l’histoire d’un homme c’est celle de ses affrontements (aujourd’hui avec la sécurité sociale on croit que c’est celle de ses assistances, pas du tout, c’est bien celle de ces affrontements, ce qui implique l’alliage du courage civique et du courage physique).

Le courage physique : Henri LABORIT coulait une première fois à bord d’un destroyer en 1940 dans la mer du Nord, et à travers les torpilles, la mer et la nuit, regagnant à la nage un navire anglais, se réembarquant pour couler une deuxième fois, c’est la dimension au-dessus de la bravoure, je veux dire l’héroïsme.

Le courage civique : Henri LABORIT me semble l’illustration d’un de mes livres de chevet, "L’HOMME REVOLTE", d’Albert Camus, parce qu’il y a en lui du Cyrano et du Don Quichotte, le refus de la réussite à base de compromission, le refus du mandarinat. Et j’en arrive à une notion capitale à mes yeux, l’universalité, qu’est-ce que c’est l’universalité ? Si vous ouvrez le Larousse vous lisez "Un caractère qui embrase toutes les activités humaines", le fruit de cet embrasement chez LABORIT ce n’est pas seulement l’érudition c’est l’intuition, ce n’est pas savoir, c’est la connaissance, ce n’est pas la carrière, c’est la création.

Avant de céder la parole à mon illustre ami, je voudrais vous dire en son nom et au mien que ce n’est pas seulement Henri LABORIT et Gilbert PROUTEAU que vous honorez aujourd’hui, ce sont ces centaines d’obscurs ancêtres qui reposent depuis des années, quelquefois depuis des siècles à 200 m de nous, ce sont des générations de LABORIT, CARDINEAU, PROUTEAU, ROBLIN ou de GRELLIER, brassiers, laboureurs, charpentiers, potiers, bûcherons, forgerons, métayers, glaneuses, hommes de peine et femmes de douleur qui ont édifié de leurs mains "au long du fil des temps sur des jours oubliés", nos granges et nos moulins, nos toits et nos blés, je vous demande de penser à leurs sueurs et à leurs rêves révolus, à tous ceux-là, à ces milliards de gestes de la peine humaine infiniment répétée, et qui ne sont plus aujourd’hui que la houille des morts entre l’if et la pierre, entre le buis et l’oubli.


Pères profonds,

têtes inhabitées qui sous le poids de tant de pelletées

êtes la terre et confondez nos pas.


Dans une heure nous allons refleurir leur mémoire et ce pèlerinage aux sources va nous ramener aux incantations visionnaires de Charles PEGUY :


"Quand l’homme reviendra dans son premier village

Chercher son ancien corps parmi ses compagnons

Dans ce modeste enclos où nous accompagnons

Les morts de la paroisse et ceux du voisinage


Quand il retrouvera ceux de son parentage

Modestement couchés à l’ombre de l’Église,

Quand il reconnaîtra sous le jaune cytise

Les 18 pieds carrés qui faisaient son partage


Dans six mois, dans un an, dans 10 ans, moi, nous, quelques-uns nous aurons rendu à la terre de nos ancêtres notre part de bête, de rêves et de fumée. "


Il y a 25 ans, j’escortais dans le cimetière de Nesmy le convoi d’une vieille femme que j’aimais, ma tante Geneviève, 90 ans, haute, noire, sèche, ligneuse, un cep, mais un cep emblématique, une figure intemporelle, quelque chose comme un relais entre le Moyen-Age et nous. Et j’avais à mes côtés une autre vieille dame, qui portait, elle, un des plus grands noms de France, Mme Antoine de SAINT EXUPERY.

La veille à la table de famille elle nous avait lu des passages des lettres d’Antoine qui résonnent comme un testament spirituel, "De tout ce que j’ai aimé que va-t-il rester ? Autant que des visages, je parle des coutumes, d’une certaine lumière spirituelle, du déjeuner dans la ferme mais aussi de Haendel, Etre abattu en vol, quelle importance ? La termitière future m’épouvante et je hais leur vertu de robot, moi j’étais fait pour être jardinier". Puis cette phrase étonnante ce pathétique raccourci : "notre vie c’est un petit bout d’inachevé entre deux infinis".

Eh bien en dehors de cet îlot précaire, ballotté entre deux océans démesurés, que nous reste-t-il ?

J’espère la part de l’âme, je veux dire "ce qui lentement s’apprivoise pour l’éternité ".


Gilbert PROUTEAU,


A Nesmy, le samedi 06 novembre 1993.






 
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